D’où viennent les fonds vautours ?
par CADTM
L’activité financière basée sur le recouvrement de créances rachetées à bas prix n’est pas l’apanage de la période moderne |1|. Concomitamment à l’apparition d’un marché des titres, ont existé des créanciers dont l’activité consistait essentiellement à exercer une pression sur des débiteurs en difficulté de paiement. Ainsi, en 1891 déjà, Émile Zola décrivait-il précisément dans L’argent cette activité de recouvrement, incarnée par les personnages de Bush et de la Méchain. Spécialisés dans le rachat de titres à bas prix, ceux-ci enquêtent et traquent à travers Paris les débiteurs entrés en faillite, forçant ensuite le repaiement intégral de leurs créances. Dans la description que fait Zola du phénomène, il ne s’agit toutefois à l’époque que d’une activité orientée vers les débiteurs privés, individus ou entreprises, et limitée à l’espace d’un pays ou d’une ville, en l’occurrence Paris.
À partir de la dérégulation financière des années 1980, cette activité prend une autre dimension : elle s’étend progressivement aux créances d’États. Ce sont les plans de rééchelonnement de dettes des années 1980 qui ont transformé ces montages d’endettement complexes en des actifs facilement commercialisables. Les créanciers initiaux ont alors décoté leurs créances qu’ils ont vendues sur le marché secondaire. Les rabais de 80 % sur la valeur nominale des créances ont aiguisé l’appétit des carnassiers pour les procédures judiciaires, en garantissant leur rentabilité malgré le coût et la lenteur.
À partir des années 1990, les procès contre les Etats endettés commencent à pleuvoir. En 1992, le fonds Dart Capital attaquait le Brésil devant un tribunal. Par la suite, le Mexique, le Pérou, l’Équateur, et l’Argentine successivement entrés en défaut de paiement, étaient portés devant les tribunaux par certains de leurs créanciers.
Dans les années 2000, les pays cibles furent en majeure partie africains : le Cameroun, la République démocratique du Congo (RDC), la République du Congo, du Guyana, l’Éthiopie, le Liberia, la Sierra Leone, la Zambie, le Soudan et l’Ouganda.
L’appellation “fonds vautours” est aujourd’hui largement reprise par les mouvements sociaux, les journalistes, les Nations unies, les parlements...
Parce qu’ils sont traités souvent par des juges anglosaxons, appliquant la common law, donc disposant d’un pouvoir de création du droit, ces contentieux sont à la source de jurisprudences en matière de restructuration souveraine. Si ceux-ci sont relativement peu connus du grand public ou des économistes, ces contentieux font l’objet d’une attention importante dans le milieu du droit, particulièrement anglais et étasunien. À partir du milieu des années 1990, ces différents contentieux impliquant des débiteurs publics ont fait l’objet d’une considération particulière par les IFI.
C’est dans les rapports du FMI que ceux-ci furent pour la première fois identifiés comme phénomène à part entière. L’appellation litigious creditors, ou créanciers procéduriers, était attribuée à ces créanciers qui privilégiaient l’attaque en justice plutôt que la restructuration des créances. En parallèle, plusieurs organisations non-gouvernementales se saisissaient de la thématique. Dans les années 1990, les premières associations à s’intéresser à ces contentieux étaient sud-américaines, la géographie des mobilisations épousant simplement celle des pays-cibles. Ces associations ne reprenaient pas l’appellation de créanciers procéduriers qui était celle des organisations internationales. Plutôt, elles désignaient ces créanciers comme fonds vautours. Cette appellation est aujourd’hui largement reprise à la fois par les mouvements sociaux, les journalistes, les Nations unies, les parlements nationaux, les chefs d’États et les instances européennes.
Extrait de Émile Zola : L’Argent - Collection Pocket, 1891 (1993)
« Depuis vingt ans, Bush occupait tout en haut, au cinquième étage, un étroit logement composé de deux chambres et d’une cuisine. Une de ses grosses affaires était bien le trafic sur les valeurs dépréciées ; il les centralisait, il servait d’intermédiaire entre la petite Bourse des « pieds humides » et les banqueroutiers, qui ont des trous à combler dans leur bilan ; aussi suivait-il les cours, achetant directement parfois, alimenté surtout par les stocks qu’on lui apportait. Mais outre l’usure et tout un commerce caché sur les bijoux et les pierres précieuses, il s’occupait particulièrement de l’achat de créances. C’était là ce qui emplissait son cabinet à en faire craquer les murs, ce qui le lançait dans Paris, aux quatre coins, flairant, guettant, avec des intelligences dans tous les mondes. Dès qu’il apprenait une faillite, il accourait, rôdait autour du syndic, finissait pas acheter tout ce dont il ne pouvait rien tirer de bon immédiatement. Il surveillait les études de notaire, attendait les ouvertures de successions difficiles, assistait aux adjudications des créances désespérées. Lui-même publiait des annonces, attirait les créanciers impatient qui aimaient mieux toucher quelques sous de suite que de courir le risque de poursuivre leurs débiteurs. Et, de ces sources multiples, du papier arrivait, de véritables hottées, le tas sans cesse accru d’un chiffonnier de la dette : billets impayés, traites inexécutées, reconnaissances restées vaines, engagements non tenus. Puis, là-dedans, commençait le triage, le coup de fourchette dans cet arlequin gâté, ce qui demandait un flair spécial, très délicat. Dans cette mer de créanciers disparus ou insolvables, il fallait faire un choix, pour ne pas trop éparpiller son effort. En principe il professait que tout créance, même la plus compromise, peut redevenir bonne, et il avait une série de dossiers admirablement classés, auxquels correspondait un répertoire des noms, qu’il relisait de temps à autre, pour s’entretenir la mémoire. Mais, parmi les insolvables, il suivait naturellement de plus près ceux qu’il sentait avoir des chances de fortune prochaine : son enquête dénudait des gens, pénétrait les secrets des familles, prenait note des parentés riches, des moyens d’existence, des nouveaux emplois surtout, qui permettaient de lancer des oppositions. Pendant des années souvent, il laissait ainsi mûrir un homme, pour l’étrangler au premier succès. Quant aux débiteurs disparus, ils le passionnaient plus encore, le jetaient dans une fièvre de recherches continuelles, l’oeil sur les enseignes et sur les noms que les journaux imprimaient, quêtant les adresses comme un chien quête le gibier. Et dès qu’il les tenait, les disparus et les insolvables, il devenait féroce, les mangeait de frais, les vidait jusqu’au sang, tirant cent francs de ce qu’il avait payé dix sous, en expliquant brutalement ses risques de joueur. »
Fonds vautours et autres noms d’oiseaux
Il n’y a pas de définition juridique à proprement parler des fonds vautours mais comme pour le concept de dette illégitime, le terme de fonds vautours est repris largement aussi bien par les mouvements sociaux, les ONG ainsi que par les décideurs politiques |2|, les journalistes, les universitaires ou encore les organisations internationales. D’autres, pour décrire le phénomène, parlent de « fonds rapaces », « créanciers véreux » ou de « créanciers procéduriers ». Bien que la dénonciation de leurs pratiques soit unanime, il n’y a quasiment aucune mesure qui est prise pour les empêcher de nuire. Nous reproduisons ici quelques recommandations et déclarations émises dans les enceintes internationales condamnant les fonds vautours et appelant les États à légiférer.
Au niveau des Nations unies, la Résolution 27/30 du Conseil des droits de l’Homme du 26 septembre 2014 condamne les activités des fonds rapaces « en raison des incidences négatives directes que le règlement des créances de ces fonds, dans des conditions abusives, a sur la capacité des gouvernements de s’acquitter de leurs obligations en matière de droits de l’homme, surtout en ce qui concerne les droits économiques, sociaux et culturels et le droit au développement » |3|.
Un groupe consultatif du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU a même consacré un rapport entier sur les fonds vautours et à leur impact sur les droits humains |4|.
Ce rapport présenté à l’ONU en septembre 2016 recommande aux États :
a) « D’adopter des lois visant à mettre un frein aux activités prédatrices menées par les fonds vautours sur leur territoire. Les législations nationales ne devraient pas s’appliquer aux seuls PPTE mais s’étendre à un ensemble plus large de pays, et s’appliquer aux créanciers commerciaux qui refusent de négocier toute restructuration des dettes. Les réclamations manifestement disproportionnées au regard du montant initial déboursé pour acheter des dettes souveraines ne devraient pas être examinées ;
b) De prendre des mesures en vue de limiter les procédures préjudiciables intentées par des fonds vautours sur leur territoire. Les tribunaux nationaux ne devraient pas donner effet aux décisions rendues par des juridictions étrangères, ni engager de procédures d’exécution au bénéfice de fonds vautours en quête de profits disproportionnés. Une bonne pratique consiste à limiter le montant de la réclamation au prix réduit auquel le créancier a acquis les titres » (page 23. Point 87). C’est précisément ce qu’a fait le Parlement fédéral de Belgique en adoptant le 12 juillet 2015.
En Europe, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe dans sa Recommandation n°1870 |5| visant à protéger l’aide financière contre les « fonds vautours » recommande aux États de « renforcer leur arsenal juridique pour limiter l’action des « fonds vautours », par exemple en refusant de donner effet à un jugement étranger ou en ne procédant à aucune voie d’exécution de jugement en faveur de « fonds vautours » lorsque la créance émane d’une spéculation véreuse ».
L’ Assemblée parlementaire de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), dans une résolution de 2016 |6|, se déclare « en faveur de la prise d’initiatives visant à lutter contre les fonds vautours et leurs conséquences parfois désastreuses pour l’économie d’un pays et invite les États participants de l’OSCE à adopter, au sein de leurs Parlements respectifs, une législation afin de lutter de manière effective contre ces fonds vautours ».
Dans le même sens, l’Assemblée parlementaire paritaire Union européenne -Afrique Caraïbes Pacifique qui réunit des députés du Parlement européen et des représentants et élus des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique « insiste » dans sa résolution du 3 décembre 2009 « sur la nécessité de protéger par des législations et réglementations appropriées les pays ACP, principaux emprunteurs, contre la prédation des fonds vautours » |7|.