Le « Marx l’intempestif » de Daniel Bensaïd

TOMBAZOS Stavros

2012-02-05_TombazosA propos du livre de Daniel Bensaïd, Marx I’intempestij. Grandeurs et misères d’une aventure critique (XIXe-XXe siècles) Fayard, 1995, 415 pages

Philosophique par son objet et par ses ambitions, le livre de Daniel Bensaïd est en fait une invitation provoquante. Le sens brisé dans les disciplines et spécialisations universitaires risque de se perdre définitivement au profit de la pensée instrumentale. Le vieil « esprit », saisi comme une sorte de rassemblement de sens, risque de céder sa place au calculs égoïstes et intéressés de la marchandise. Assez donc de l’enrichissante aliénation du savoir, osons une aventure à la fois critique, esthétique et conceptuel en particulier dans les divers domaines des sciences humaines. Marx peut y servir de guide, à condition que l’on le réveille de ses cauchemars sociaux-démocrates et staliniens. Retour donc à Marx, à cet autre Marx oublié par les orthodoxies en faillite.

 

Le livre est organisé en trois parties correspondant globalement à trois thèses principales que Daniel Bensaïd annonce dans son introduction :

« Incertaine, l’histoire ne promet et ne garantit rien.
Indécise, la lutte ne répare pas à tout coup les injustices.
La science sans morale ne prescrit pas le bien au nom du vrai »
(p. 14).

A. « L’histoire ne fait rien »

Y a-t-il chez Marx une vision téléologique de l’histoire’ ? Y a-t-il un happy end garanti de l’évolution sociale, l’inéluctable société sans oppression ni classes, quels que soient les « détours », les « déviations »,et les « dégénérescences » ? La critique poppérienne de Marx attribue à celui-ci une théorie déterministe de l’histoire. Marx réduirait la causalité historique aux lois de causalité de la physique de son temps. Jon Elster, un des représentants du marxisme analytique anglo-saxon, suit sur ce point la critique poppérienne.

Pourtant, Popper comme Elster reconnaissent à Marx une « théorie ouverte du conflit », incompatible avec une philosophie déterministe de l’histoire. Ainsi, Marx leur apparaît comme un penseur éclectique et par fois incohérent.

Daniel Bensaïd ne conteste pas que l’on peut trouver chez Marx quelques passages et quelques expressions, en général à caractère polémique ou didactique, pouvant donner lieu à une telle interprétation. Mais cette dernière n’est pas pour autant moins erronée. Il n’y a pas chez Marx une philosophie déterministe de l’histoire, mais bien plutôt une critique profonde et radicale d’une telle philosophie. Rien de plus étranger à Marx que la tentative de formuler la « loi du progrès » à la manière de J. S. Mill ou d’A. Comte et cela est manifeste dans tout son œuvre de maturité. Dans l’Idéologie Allemande Marx tourne au ridicule l’interprétation caricaturale de Bruno Bauer et de Max Stirner de la philosophie hégélienne de l’histoire, selon lesquels la réalité historique apparaît comme une suite d’idées dont l’une dévore la précédente pour aboutir finalement à la « terre promise », c’est-à-dire à la « Conscience de soi ». Marx dénonce explicitement cette « conception religieuse » qui considère les phases historiques antérieures comme les étapes imparfaites et annonciatrices de phases postérieures. Une telle conception risque d’ailleurs, par sa logique interne, de conduire à une justification pure et simple du fait accompli. Marx rejette l’« histoire universelle » idéale. Si l’histoire s’universalise, ce n’est pas parce qu’elle tend à une fin préexistante (la Conscience de soi, l’Idée comme réconciliation de la pensée avec le monde objectif, la société sans classes), mais bien plutôt parce que le capital se mondialise de sorte que l’existence empirique des hommes se déroule sur le plan mondial.

Cette critique et déconstruction de l’« Odyssée » historique, développée davantage dans les Grundrisse, implique une « nouvelle écriture de l’histoire » dont le chantier est inauguré dans ce dernier ouvrage. Cette « nouvelle écriture » introduit les « notions décisives de contretemps et de non contemporanéité » (p. 34). Marx insiste sur le « rapport inégal » et le « développement inégal » entre production économique et production artistique, entre rapports de productions et rapports juridiques. Le « non-contemporant » et la résistance du passé dans le présent, ce qui l’amène à redéfinir le présent comme une articulation complexe et conflictuel de la contemporanéité et de la non-contemporanéité, c’est-à-dire comme une discordance concrète des temps. Ainsi Marx, non seulement nous conduit loin d’une vision mécanique de la « correspondance » entre l’infrastructure et la superstructure et du rapport forces productives-rapports de production, mais « inaugure une représentation non-linéaire du développement historique et ouvre la voie aux recherches comparatives. » (p. 35). Le concept de « développement inégal et combiné » de Parvus et de Trotsky, comme celui de « non-contemporanéité » de E. Bloch s’inscrivent dans le droit fil de ces intuitions marxiennes.

La critique de l’histoire linéaire implique une autre approche du progrès, de la nécessité, de la loi. Le progrès n’est pas le contraire de la régression, mais souvent l’autre face de la même pièce. Marx d’ailleurs, loin d’être un simple admirateur du progrès technique capitaliste, souligne les régressions sociales, culturelles et écologiques qu’il engendre. Le hasard n’est pas un accident de la nécessité causale, mais le « corrélat immédiat du « développement nécessaire », le hasard de cette nécessité ». La « loi » chez Marx n’est pas toujours celle de la mécanique, d’où sa curieuse catégorie de « loi tendancielle ». En d’autres termes, Marx, incontestablement influencé par la physique dominante de son temps, se révolte contre ses étroites limites, de sorte que sa pensée puisse résister aux développements contemporains des sciences naturelles. On devrait ajouter ici, sans exagérer, que l’univers logique de Marx est beaucoup plus conforme à la théorie physique moderne qu’à la mécanique classique. Alors que cette dernière se développe sur la base de la logique de l’essence, en Allemagne se développe une philosophie de la nature dans laquelle on trouve les germes de ce que Hegel appellera plus tard « logique du concept ». Il n’est donc pas aussi étonnant si Marx refuse de transposer, sans scepticisme et esprit critique, les lois des sciences dominantes de la nature dans son propre domaine d’investigation.

Une vision non linéaire de l’histoire est en contradiction avec toute notion de norme ou de normalité historique. Une fois la causalité stricte critiquée, il n’y a plus de place pour des « accidents » ou des « déviations » historiques, dont le but n’est en fait que de sauver après coup cette causalité, en la relativisant aussi peu que possible. Pour D. Bensaïd comme pour W. Benjamin, c’est bien l’exception qui est la règle. Ainsi le nazisme et le stalinisme « doivent être combattus, non au nom d’une norme historique introuvable, mais au titre d’un projet qui revendique ses propres critères de jugement » (p. 49).

Critiquant le « marxisme analytique », D. Bensaïd souligne que la « correspondance » des forces productives aux rapports de production ne saurait se décider à un niveau strictement économique. Cette correspondance renvoie plutôt à la possibilité formelle d’existence d’un mode de production, alors que la non-correspondance, la contradiction entre forces et rapports, se décide aussi au niveau de la conscience politique et de la lutte des classes. De ce point de vue, la question de la « maturité » ou de l’ « immaturité » d’une révolution ne se définit pas à partir des critères purement quantitatifs. La révolution russe n’est pas plus immature que la révolution française. Le développement des forces productives ne fait rien. Il crée tout au plus des conflits dont l’issue n’a rien d’un destin prédéterminé. Déclarons la révolution russe « immature », et nous pouvons passer sous silence toute une série de débats (p. e. sur la NEP), de conflits (p. e. la révolution allemande) qui pourtant ont déterminé le sort de cette première. Le totalitarisme stalinien n’était ni prévisible, ni inéluctable. Marx et Engels eux-mêmes, loin de se conformer à cette mécanique de forces productives et de rapports de production qu’on leur attribue abusivement, se sont engagés dans toutes les luttes de l’émancipation de l’homme, même si celles-ci n’avait aucune chance de réussite ; alors que la révolution russe avait une chance tout à fait réelle de changer le monde. En bref, la durée ne n’agit pas à la manière d’une cause mais à la manière d’une chance.

D. Bensaïd explique, de manière convaincante, l’absence du discours historique habituel dans les Grundrisse et dans Le Capital. Elle est due à une nouvelle « épistémologie » de l’histoire qui émerge sur les ruines de l’histoire universelle. « Les sociétés d’hier ne sont pas en elles-mêmes, dans leurs immédiateté, historiques. Elles le deviennent sous le choc du présent. » (P. 41) Ce qui compte ce n’est pas de reproduire le passé comme « il a été en réalité » ou comme simple succession de faits accomplis, mais de le saisir comme une « temporalité élastique » où l’essentiel n’est encore pas véritablement joué. Le présent, possibilité réalisée du passé, est en même temps la réapparition différenciée de ses potentialités déçues et de ses souhaits non réalisés. Le présent cache dans ses profondeurs « les clefs ouvrant les coffres du passé comme les portes du futur ». (p.41) Ainsi, la connaissance du passé n’est pas d’ordre horizontal mais d’ordre vertical. Le présent est la catégorie temporelle principale et, comme l’écrit Saint Augustin dans ses Confessions, il a trois dimensions : « Le présent des choses passées, le présent des choses présentes et le présent des choses futures ».

Le déplacement des priorités théoriques de Marx à partir des Grundrisse n’a donc rien d’étonnant. Il est le résultat logique de ses recherches antérieures. Désormais il s’agit de saisir et de préciser les notions du temps actuel, ou plutôt sa notion, son concept. Car c’est bien le capital notre temps, le temps que nous vivons, ou, si l’on veut – d’un autre point de vue – le temps que nous ne vivons pas. « Le capital est une organisation spécifique et contradictoire du temps social » (p. 92). Le concept de l’économie politique moderne consiste dans une articulation complexe et conflictuelle de trois temporalités correspondant aux trois livres théoriques du Capital : le temps de la production, le temps de la circulation et le temps de la reproduction d’ensemble qui, unité des deux précédents, est le temps organique du capital. Le premier, temps linéaire et mécanique, est le temps des calculs et des quantités, le temps des chronomètres de la production et des statistiques des sociétés d’assurances, le temps que nous vivons en tant que capitaux variables, le temps de notre réalité prosaïque, de notre réification marchande et non le temps vrai qu’il faut encore libérer et inventer. Le temps de la production est en d’autres termes celui de la production des valeurs marchandes. Le temps de la circulation, et celui de la durée du capital à travers les cycles et les rotations de la valeur produite. Le temps organique, unité posée du temps de la production et du temps de la circulation, est celui de la vie sociale du capital, qui, comme tout organisme vivant, dure et vieillit à travers un mouvement incessant de reproduction et d’évolution de lui-même. Le capital est le temps social et historique qui s’auto-régule et s’auto-organise, le temps de notre vie aliéné et étranger à nous-mêmes. Dans cette auto-organisation, la loi de la valeur et celle de la baisse tendancielle du taux de profit jouent un rôle crucial. La valeur n’est pas une simple quantité de travail, mais plutôt le choc constant entre vendeur et acheteur, producteur et consommateur, leur rapport social conflictuel. Ordre du désordre, principe régulateur d’une économie de non-équilibre, la valeur n’est quantifiable que par le contrecoup d’une différence qui se fait jour en elle. Car le temps de « travail socialement nécessaire », sensé être la détermination quantitative de la valeur, unit en lui les exigences discordantes de deux points de vue antagonistes... « socialement nécessaire » pour le producteur mais en même temps pour le consommateur. Comme l’écrit D. Bensaïd, le temps de travail social est un temps à la fois mesuré et mesurant. S’agit-il d’une contradiction ? Evidemment, mais d’une contradiction inhérente au capitalisme réellement existant : « Lorsque le temps de travail social n’est plus validé par la société du fait que le cycle entre achat et vente se brise, « le social exclut le social » » (p. 99). Le taux de profit du capital, par ses fluctuations, rythme l’histoire et l’oriente. Les grandes crises capitalistes, expressions violentes des contradictions du capital, interruptions du temps homogène et vide de l’histoire, sont justement les moments de Κρίsης, c’est-à-dire les moments de décisions et de choix, donc des possibles. Le dépassement capitaliste de telles crises, toujours possible et plus ou moins probable selon le cas, est la paix que le capital conclut avec lui-même, qui lui assure une nouvelle période de croissance relativement régulière.

B. La lutte des classes contre la sociologie

En effet, il n’y pas de sociologie conforme aux critères académiques de la discipline dans l’œuvre de Marx. Schumpeter – et il n’est pas le seul –s’étonne d’une telle absence dans l’œuvre d’un auteur pour lequel l’histoire humaine est celle de la lutte des classes. Marx ne définit même pas la notion de classe, il n’offre pas de critères de classification des individus définitifs. Mais est-ce que Marx procède par définitions et classifications ? En fait, qu’est-ce la classification, la taxinomie, sinon l’arbitraire subjectif plaqué sur des réalités dynamiques qui se trouvent ainsi artificiellement bloquées par l’immobilisme de leurs noms ? Si la science de la sociologie procède par des définitions et des taxinomies, tant pis pour elle. La science allemande en tout cas s’efforce à « structurer un ensemble selon les règles de son propre devenir ».

Le concret est l’unité de multiples déterminations. Ainsi, plus le développement du concept avance, plus l’abstrait se concrétise dans un mouvement où la fin est la vérité du commencement, plus les classes sociales se déterminent. Mais ce qui intéresse véritablement Marx, ce n’est pas d’aboutir, ne serait-ce qu’en dernière analyse, à une série de critères de classement habituels permettant la classification exacte des individus. Peu importe en fait, si le contremaître appartient plutôt à la classe ouvrière. Ce qui compte c’est de déterminer, à différents niveaux d’analyse, les termes de la lutte et non de tracer une ligne claire de démarcation. Dans le premier livre du Capital, les termes de la lutte se déterminent à partir de la notion centrale du taux d’exploitation : lutte sur la durée de la journée de travail, lutte sur les parties constitutives de cette journée (salaire, plus-value), lutte sur le contenu du travail (parcellisations des tâches productives) et sur son intensité. La classe ouvrière y est déterminée comme celle qui, privée de moyens de productions, aliène son travail au capital et produit la plus-value comme la valeur de sa propre force de travail. Du premier livre du Capital surgit une question importante. Comment le travailleur moderne, humilié, méprisé, morcelé, réifié dans et par son travail industriel peut-il rompre le cercle vicieux du fétichisme, de la fausse conscience, de l’aliénation ? « Comment de rien devenir tout ? » (p.125). Dans le second livre du Capital, la notion de classe se charge de nouvelle déterminations. Le capital industriel est l’unité en mouvement du procès de production et du procès de circulation au sens stricte. Ce dernier ne produit ni valeur, ni plus- value. Certaines fonctions du capital (achat et vente des marchandises par exemple) impliquent un travail non productif ou indirectement productif. La classe ouvrière s’élargit donc maintenant à partir des déterminations indirectement liées au taux d’exploitation et au procès de production. Les cycles du capital impliquent un travail productif et un travail non productif car leur finalité, la réalisation d’un profit, ne présuppose pas seulement la production de valeur et de plus-value mais aussi leur circulation. Ainsi, la notion de classe chez Marx n’a jamais impliqué l’homogénéité plus ou moins grande des catégories socio-profesionnelles. La classe ouvrière n’a jamais été homogène de manière empirique (ni d’ailleurs la bourgeoisie). Dans le troisième livre du Capital, certains actes du capital industriel se dédoublent de sorte qu’à côté du premier apparaissent le capital commercial, le capital financier etc., et donc le commerçant, le banquier, le gestionnaire. De cette manière, comme la classe capitaliste se différencie sans perdre son identité fondamentale, les travailleurs de la sphère de la circulation (commerce, crédit, publicité, assurances, gestion etc.) n’appartiennent pas à une troisième classe, même si leurs revenus constituent une partie de la plus value sociale, à la production de laquelle ils contribuent indirectement. Les deux classes principales de la société moderne s’y déterminent et se délimitent réciproquement selon leurs fonctions antagonistes dans le processus de la reproduction d’ensemble. Ce qui unit nécessairement la classe capitaliste d’un côté, la classe ouvrière de l’autre côté, est leurs opposition économique réciproque non seulement au niveaux du rapport d’exploitation de la production mais au niveaux de la distribution des rôles et des revenus dans le processus d’ensemble.

Contrairement donc à la sociologie positive, qui d’ailleurs s’est historiquement développée comme « entreprise de dépolitisation » et « antidote à la lutte des classes » (p. 120, en note) dans une période post-révolutionnaire, Marx « suit la logique de ses multiples déterminations. Il ne « définit » pas une classe. Il appréhende de relations de conflits entre classes. Il ne photographie pas un fait social étiqueté classe. Il vise le rapport de classe dans sa dynamique conflictuelle. Une classe isolée n’est pas un objet théorique, mais un non-sens » (p. 132).

Bien sûr, Marx n’a pas pu achever sa théorie des classes sociales. Le Capital finit brusquement au milieu d’une page laissant ainsi inachevé le chapitre spécifique consacré aux classes sociales. Mais de quoi s’agirait-il en fait dans ce chapitre, si Marx avait eu le temps de le finir ? Permettons-nous une spéculation : ce chapitre « final » serait une organisation des déterminations antérieures et en même temps une introduction à la théorie de l’Etat. Car il est impossible d’achever une théorie des classes sans une théorie de l’Etat, pas plus traitée dans Le Capital que cette première. L’Etat capitaliste - comme d’ailleurs le marché mondial - participe au procès de la reproduction d’ensemble, il fait partie des rapports de production capitalistes. Son analyse est donc essentielle - tout autant que celle du marché mondial - à l’approfondissement de l’analyse des termes de la lutte.

La politique n’est pas réductible à l’antagonisme bipolaire des classes, tout en étant organiquement liée à celui-ci. La représentation politique n’est pas un miroir simple dans lequel se reflète une nature sociale conflictuelle, mais plutôt un miroir à la fois déformant et multiforme. La lutte politique a quelque parenté avec le sujet en psychanalyse. « Articulée comme un langage, elle opère par déplacements et condensations des contradictions sociales. Elle a ses rêves, ses cauchemars et ses lapsus » (p. 133). La politique a aussi ses confusions mentales, ses dépressions nerveuses et ses psychoses, même si D. Bensaïd, selon une argumentation remarquable, ne veut pas définir le fascisme et le stalinisme comme des états « pathologiques » mais comme des situations historiques inédites. La politique d’extermination massive des juifs n’a-t-elle pas pris la dimension d’une véritable psychose catastrophique, échappant à toute finalité raisonnable, à toute logique ? Les régimes totalitaires ont peut-être leur « logique » propre, certains de ses actes cependant relèvent de la pathologie, car leur seule compréhension possible est d’ordre psychanalytique psychiatrique.

Cette « antisociologie » méthodologique de Marx permet à Daniel Bensaïd de critiquer notamment les conceptions assez « sociologiques » du « marxisme analytique » sur la question de l’exploitation et de la justice et les Adieux au prolétariat d’A. Gorz, resituant ainsi des discussions anciennes sur une base nouvelle et fertile.

C. La science subversive allemande

« Science du troisième type, dit Spinoza. Science du contingent précise Leibniz. Science spéculative ajoute Hegel. « Science allemande », résume Marx. » (pp. 247-248). La connaissance du « troisième type », intuitive et rationnelle à la fois, n’oppose pas le particulier à l’universel de la manière habituelle. Plus nous connaissons les choses singulières, plus nous connaissons Dieu, l’universel, la substance. Spinoza critique donc le dualisme de la réflexion et notamment la vision duale du monde qui caractérise la philosophie kantienne. Le monde constitue chez lui une seule totalité. C’est d’ailleurs pour cette raison que Hegel rend à Spinoza un hommage tout particulier : « Spinoza est le point central de la philosophie moderne : sans spinozisme il n’y a pas de philosophie ». Cette totalité est cependant obtenue, si l’on examine la philosophie spinozienne de plus près, de la « destruction » des choses singulières et déterminées. Toute détermination, dit Spinoza à juste titre, est une négation. Les « attributs » de la substance spinozienne, l’« étendue » (la nature) et la pensée, s’avèrent chez lui comme des déterminations et donc des négations. Ils sont donc en eux-mêmes incomplets et dépendants. Ils n’ont pas une existence réelle et effective, ils n’existent pas en et pour soi. Ainsi, toute chose déterminée est nécessairement zu Grunde. Quelle constructive ambiguïté de cette expression allemande : zu Grunde gehen signifie « disparition » et en même temps retour au « fondement ». La substance est donc l’unité simple de l’esprit avec lui-même, sa libération des contenus finis. L’esprit est la seule positivité absolue, infinité et affirmation véritables. La substance est l’abstraction dans laquelle disparaît l’éphémère et le fini. C’est pour cette raison qu’elle est, selon Hegel, le « début de la philosophie et sa base absolue ». Mais seulement le début. Car dans la substance tout disparaît et rien ne ressort. Il lui manque, comme le note Hegel, l’activité et la subjectivité. Elle est seulement une abstraction qui ne sait pas se concrétiser, une universalité qui ne se peut se particulariser, un Dieu passif et, en dernière analyse, impuissant. Les attributs exprimant la substance d’une manière inadéquate, ils désignent plutôt ce que la substance n’est pas. Dieu ne crée donc pas le monde, le logos n’est pas au commencement mais plutôt à la fin, il est le produit d’un « Zu-Grunde-Gehen » des choses. Le fondé (les attributs) fonde le fondement (la substance), alors que le fondement, réduit à un rôle passif, ne fonde pas le fondé. Le dualisme de la réflexion chassé par la porte entre par la fenêtre, car le concret n’appartient pas au contenu de la substance, mais il est posé face à elle comme un autre.

La philosophie hégélienne commence là où la philosophie spinoziste s’arrête. La substance devenue sujet est le concept hégélien (et le capital de Karl Marx). Spinoza reste à la substance abstraite, car il saisit la négation d’une manière unilatérale. Le penser, écrit Hegel, est aussi quelque chose de déterminé (ein Bestimmtes) car il contient la négation. L’affirmation véritable du penser provient justement d’une négation de la négation, de la négation de la forme ce qui est la forme absolue. En d’autres termes le penser n’est pas une « modification » de la substance, il ne l’exprime pas de manière inadéquate car son mouvement continuel est la forme de son immobilisme essentiel, sa modification est sa manière de rester identique à lui-même. Mouvement et repos, négation et affirmation, temps et espace ne sont plus liés par le fameux « aussi » qui « combat la philosophie ». Le mouvement qui n’est pas en mouvement est repos, la négation de la négation est affirmation, le temps est le devenir de l’espace (et de l’histoire), la mort est la vie du genre, la disparition de la valeur d’usage est la valeur d’échange, l’ordre est la face invisible du désordre, le hasard a sa nécessité, l’équilibre économique (véritable, c’est-à-dire non celui, imaginaire, de Walras) est la régulation du déséquilibre.

Le monde dans son unité est la subjectivité qui s’auto-produit, le concept qui produit ses contenus concrets, particuliers et finis et qui les détruits dans un processus sans fin pour s’affirmer lui-même comme le seul contenu valable et infini. Chez Spinoza, « il y a trop de Dieu », écrit Hegel. Il y a trop d’universel pourrait-on traduire, il n’y a que l’universel.

D. Bensaïd donne parfois l’impression, à travers certaines phrases imprudentes, de traiter du rapport de Marx à Spinoza et à Hegel, comme si ces deux derniers philosophes avaient exercé une influence comparable sur Marx. D’abord Spinoza n’est pas absent chez Hegel, - ni d’ailleurs Leibniz et sa « contingence » dont l’influence sur Marx est encore moins importante que celle de Spinoza -, puis toute la logique du Capital (ce que D. Bensaïd dit très explicitement) est une logique du concept. Le capital lui-même n’est pas autre chose que le syllogisme du pouvoir et plus précisément une application concrète de l’« idée » hégélienne. Comme dans les sciences de la nature, en logique philosophique il y a une accumulation des connaissances, même si cette dernière n’est pas aussi linéaire.

Il ne s’agit pas ici de contester l’influence de Spinoza et de Leibniz sur Marx, mais plutôt de souligner, encore une fois, le caractère conceptuel de la logique du Capital, dont il faut saisir la véritable portée. D. Bensaïd écrit à juste titre que Le Capital suit les trois moments suivants du développement du concept hégélien : mécanisme-production, chimisme-circulation (au sens stricte), téléologie (plus précisément vie)-reproduction d’ensemble. Avant d’entrer dans quelques détails, notons ceci : si, selon Marx, le capital ne diffère pas dans sa logique de l’idée hégélienne (thèse que D. Bensaïd accepte à juste titre), en quoi l’idéalisme hégélien diffère-t-il du matérialisme marxien ? Chez Hegel, les contradictions du concept sont le moteur véritable du savoir. Chez Marx, la douleur sociale est le moteur véritable de la société. Le concept philosophique de l’un est le rapport socio-économique de l’autre. Le premier pense la pensée, le second montre comment la société est une pensée qui se pense. Le premier pense « maîtriser » le concept, le second montre de quelle manière le concept nous gouverne. En d’autres termes, l’homme (à travers la révolution française) n’a pas construit le monde d’après l’idée, mais l’idée s’est autonomisée pour devenir, contre l’homme, son monde inhabitable et aliéné. Ainsi –contrairement à une opinion très répandue mais sans fondement – ce qui les séparent est en fait la théorie du fétichisme et de l’aliénation telle qu’elle apparaît dans Le Capital. A part cela nous ne voyons pas d’autres différences essentielles.

Le capital, écrit Marx, est une « abstraction in actu ». Cela veut dire que le capital n’est pas une abstraction simple, c’est-à-dire une substance, mais une substance (la valeur) qui est devenue sujet (le capital). Comprendre ceci est la clé pour saisir la logique du Capital.

Dans le cadre d’une logique conceptuelle l’essence ne s’oppose pas au phénomène de la manière habituelle car elle est soumise au exigences du concept. La valeur n’explique pas le prix de la manière habituelle. Comme le montre d’ailleurs D. Bensaïd, la valeur se dédouble en elle-même en valeur et prix, et se détermine ainsi comme le rapport conflictuel entre travail dépensé et travail reconnu, rapport qui détermine la répartition du travail social, comme principe régulateur de la division sociale du travail. La valeur comme capital est, si l’on veut, l’ordre régulant de l’intérieur sonpropre désordre extérieur. Le désordre est phénoménal d’un double point de vue. Il est la forme d’apparence de l’ordre à la conscience ordinaire, qui y voit le chaos originel ou un ordre imaginaire, et la forme d’apparition ou d’extériorisation de l’ordre dans toute sa complexité (le désordre saisi est ordre). L’essence que le phénomène cache est dans le phénomène et celui-ci montre la manière dont il la cache. Ainsi, il la révèle. Il appartient à la nature de la valeur de se cacher derrière le prix. Mais le prix finit par trahir la valeur se dévoilant ainsi lui-même comme son expression. Le phénomène est l’apparaître de l’essence en elle-même. Y compris les mensonges du phénomène sont ceux de l’essence, car l’idéologie est, elle aussi, essentielle. Un capitalisme sans idéologie ne serait pas un capitalisme mais un système fondé sur la violence pure et simple. Chez Marx, il y a essentialisation du phénomène, comme il y a phénoménalisation de l’essence, intériorisation de l’extérieur et extériorisation de l’intérieur, car ce qui est véritablement réel et effectif est leur unité vivante.

Le capital est chez Marx un organisme vivant et donc un processus téléologique, c’est-à-dire un processus qui se comprend par sa finalité. Cette finalité est la réalisation d’un profit ou sa propre reproduction. Plus précisément, il se reproduit grâce aux trois cycles vitaux du capital industriel qui est le capital sous sa forme fondamentale. Le cycle du capital-argent, le cycle du capital productif et le cycle du capital-marchandise. Ces trois cycles unis et interdépendants désignent chacun une propriété du capital : reproduction dans le sens de multiplication, reproduction dans le sens d : conservation de soi, assimilation des besoins sociaux. Ils renvoient en même temps à trois rythmes économiques fondamentaux : rythme de production de profit, rythme de reproduction sociale de la valeur et rythme d’élargissement des besoins solvables nationaux et internationaux. Des rapports de proportionnalité entre ses trois rythmes dépendent la croissance et la crise. II n’y a rien qui est pour le capital, qui n’est pas présent, ne serait-ce que de manière implicite ou abstraite, dans ces trois cycles vitaux. Ils désignent donc la totalité, ils sont en quelque sorte la « périphérie » rationnelle de la totalité, qui doit se concrétiser par des différenciations internes.

« Abstraction in actu », c’est-à-dire active, le capital agit de manière à se concrétiser. Il est, en d’autres termes, le sujet qui se fait son propre objet. Ce processus de concrétisation est double. D’abord, il crée ses déterminations « stables » par différenciations internes. Chez Marx, la marchandise, la monnaie, le capital, commercial, le capital porteur d’intérêt etc., déterminations qui existaient bien avant le capitalisme, sont pour ainsi dire, en tant que déterminations logiques et en même temps effectifs, récréés par le capital industriel. La marchandise du troc n’est pas la même que celle du capital, car la valeur de la seconde seulement est déterminée par le temps de travail social. Le capital commercial et le capital porteur d’intérêt précapitalistes ne proviennent pas d’un dédoublement des fonctions du capital industriel pour la simple raison que ce dernier n’existait pas encore. Le concept ne trouve pas ses déterminations toutes prêtes dans la préhistoire capitaliste, il y trouve tout au plus leur nom. Oui, il y a un développement logique du concept dans Le Capital. Il commence par l’objet le plus simple de l’économie qui est la marchandise. Mais dans le membre d’un organisme, il y a la totalité tout entière sous une forme implicite et condensée. On ouvre la marchandise et on découvre un monde. Il faut d’abord que ce monde apparaisse tout entier comme une totalité à la fois logique et effective pour que l’on saisisse véritablement ce qu’il y avait dans ce commencement. La marchandise du premier chapitre du Capital s’engage dans un dialogue critique et autocritique avec l’argent et de ce dialogue surgissent des déterminations nouvelles et ainsi de suite, le logos qui est au commencement se complexifie et se développe. Le développement conceptuel se souvient de ses moments antérieurs, sans cesse éclairés d’une lumière nouvelle et plus riche. Puis, le capital crée ses contenus historiques concrets et particuliers, c’est-à-dire ses formes institutionnelles et politiques, entre en conflit avec elles – conflits qu’on appelle habituellement crises structurelles – et les dépasse éventuellement grâce à sa capacité de redéfinir et de reconcrétiser ses formes ce que lui permet une nouvelle phase de développement relativement régulière. Ce que certains auteurs appellent « régulation » n’est rien d’autre que la paix singulière que le capital conclut avec lui-même et qui lui permet une nouvelle période de croissance plus ou moins longue. Cette paix est singulière, car elle est le compromis entre la logique abstraite du capital et les formes institutionnelles et politiques concrètes dans lesquelles cette logique d’ordre universelle se particularise. Le capital se définit ainsi comme la logique de sa propre histoire.

Nous revenons maintenant au point de départ. L’histoire du capital est d’un certain point de vue téléologique, car elle se comprend par son but. : la reproduction du capital dans un environnement économique, social et international en constante mutation. Elle ne se comprend pas par sa fin (dans le sens de Τeλός), car, comme nous l’avons montré, cette fin n’est ni prévisible, ni inéluctable. L’histoire n’a rien d’un destin prédéterminé. Nous vivons dans un monde de nécessités relatives, de possibilités limitées et de scénarios plus ou moins probables.

La science allemande est une science du concept. Elle est puissante car le point de vue de la science de la nature, définition, causalité, force, loi, nécessité, etc., est présent comme aufgehobenes Objekt (objet conservé et supprimé) dans une logique de relations plus riche. Elle a, grâce à sa méthode, une grande capacité d’intériorisation des connaissances nouvelles et elle est très à l’aise dans les théories physiques contemporaines (la théorie du chaos) dont on y trouve les traces. Elle est subversive par sa méthode et par ses résultats. Elle tourmente le pacte de la science positive et du pouvoir, où le logique et le nécessaire ont si souvent coïncidé avec les réalismes cyniques, aveugles et partiels du capital.

A titre de conclusion nous nous limitons à noter ceci : le livre de D. Bensaïd renouvelle à bien des égards la connaissance de l’œuvre de Marx et constitue une contribution indispensable à la cristallisation d’un courant de pensée que l’on pourrait qualifier de « marxisme critique et dialectique ».

Stavros Tombazos


TOMBAZOS Stavros

* Reproduit sur Multitudes, sous le titre « Marx l’intempestif » (nous avons introduit des corrections à un texte visiblement scanné, mais sans être sûr de ne pas en avoir oublié) :
http://multitudes.samizdat.net/Marx...