Serbie: un mouvement inédit de protestation menace l’«autocrate» Vučić
Par Jean-Arnault Dérens et Philippe Bertinchamps (Mediapart)
Depuis une semaine, le mouvement de protestation ne cesse de s’étendre, prenant une ampleur jamais vue depuis la chute de Milosevic en 2000. Chaque soir, des dizaines de milliers de Serbes manifestent dans toutes les villes du pays contre la « dictature » d’Aleksandar Vučić, le premier ministre élu président de la République dimanche 2 avril.
De nos envoyés spéciaux à Belgrade (Serbie).- « À bas l’autocratie ! », « Aller à la manif, c’est mieux qu’aller en boîte », « Non à la dictature du capital ! », « Je ne veux pas de café, je veux une manif », « Les manips ne passent plus », « Je ne veux pas de Vučić, je ne veux pas du FMI, je ne veux pas de l’OTAN »… Les slogans fleurissent par centaines, drôles, décalés ou radicaux, souvent reproduits à l’imprimante sur des feuilles A4 et brandis par les manifestants qui se donnent rendez-vous chaque soir dans toutes les villes de Serbie.
Le mouvement a commencé lundi 3 avril, à Belgrade et dans la grande ville universitaire de Novi Sad, capitale de la province autonome de Voïvodine. Ils n’étaient guère alors que quelques milliers à se rassembler pour dénoncer le pouvoir d'Aleksandar Vučić, jusqu'alors premier ministre et élu président de la République le 2 avril. À Belgrade, sans organisation ni mégaphone, le cortège a spontanément repris le parcours des manifestations anti-Milošević des années 1990, partant du Parlement pour rejoindre la place de la République, puis le siège de la télévision publique RTS, symbole toujours honni du pouvoir…
Le lendemain, rien que dans la capitale serbe, ils étaient dix fois plus nombreux, tandis que les réseaux sociaux relayaient des appels à manifester dans toutes les villes du pays, Niš, Kragujevac, Zaječar, Kruševac, Subotica, Sombor, etc. Partout, les jeunes dominent très largement les cortèges, souvent joyeux et festifs, avec sifflets, tambours et trompettes. Un slogan domine : « Vučić voleur », mais aussi « Il va tomber » (Puko je), en écho à celui de la « révolution » démocratique du 5 octobre 2000 : « Il est fini » (Gotov je), qui s’adressait alors à Slobodan Milošević.
« Tous mes amis sont partis à l’étranger. C’est cela que je refuse. Je veux pouvoir vivre normalement dans mon pays, c’est pour cela que je manifeste », explique Igor, un étudiant en droit. À côté de lui, une banderole proclame : « Nous ne sommes pas de la main-d’œuvre pas chère à exporter ». Les jeunes diplômés s’enfuient en effet plus que jamais d’une Serbie qui ne sort pas du marasme économique, avec des salaires moyens qui ont reculé de 402 à 374 euros depuis qu’Aleksandar Vučić est arrivé au pouvoir en 2012.
Rien ne laissait présager une telle explosion de colère. Premier ministre depuis 2014, Aleksandar Vučić, un ancien nationaliste reconverti depuis dix ans en conservateur pro-européen, a décidé de se présenter à l’élection présidentielle. Disposant déjà d’une confortable majorité absolue au Parlement, monopolisant la parole dans les médias, le premier ministre candidat a mené une campagne éclair de trois semaines, face à une opposition divisée.
L’Agence de régulation des médias électroniques (REM) a renoncé – officiellement en raison d’une panne de logiciel – à tenir le décompte des temps de parole des différents candidats. Or, selon une étude menée par le Bureau pour la recherche sociale (BIRODI), qui a visionné les journaux télévisées des cinq principales chaînes du pays, Aleksandar Vučić a eu droit à 407 minutes de temps de parole en tant que premier ministre et à 225 minutes comme candidat, soit au total 250 minutes de plus que l’ensemble des dix autres candidats réunis! Les résultats ont été à la hauteur des moyens engagés : Aleksandar Vučić a emporté le scrutin du 2 avril, avec plus de 55 % des suffrages , très loin devant son principal challenger, l’ancien médiateur de la République Saša Janković, soutenu par la société civile, qui a terminé la course avec 16 %.
Présent sur tous les écrans de télévision du pays, Aleksandar Vučić a fêté son triomphe au son des fanfares tziganes, en compagnie de Milorad Dodik, le président de l’entité serbe de Bosnie-Herzégovine, et de Bogoljub Karić, un sulfureux homme d’affaires symbolisant l’argent facile des années de guerre et d’embargo international. C’est la première fois, depuis Slobodan Milošević en 1992, qu’un président de la République de Serbie est élu dès le premier tour. Mais jamais l’ancien dictateur n’avait réussi à concentrer autant de pouvoirs qu’Aleksandar Vučić: il cumule désormais les charges de président élu, de premier ministre et de chef du tout-puissant Parti progressiste serbe (SNS). Dans l’euphorie de la victoire, le nouvel homme fort du pays a éludé toutes les questions constitutionnelles, expliquant qu’un nouveau gouvernement serait formé « d’ici deux mois au plus tard », sans que cette incongruité n’émeuve grand-monde.
Le public éduqué, branché, souvent polyglotte et bien informé de l’opposition apparaissait alors une fois de plus en décalage avec la « Serbie réelle », celle qui vote Vučić par choix, par contrainte ou faute de mieux. « Quand je vais chez mes parents, à la campagne, il n’y a pas Internet. La télévision est la seule source d’information… Si je reste trois jours là-bas, je commence moi-même à penser que Vučić a la réponse à tous nos problèmes », commentait, avec le sourire, un photographe. C’est pourtant bien cette Serbie « profonde » qui est en train de se réveiller, comme elle l’a fait en octobre 2000, lorsqu’elle a chassé Milošević du pouvoir.
Le silence de l’Union européenne
Le premier soir des manifestations, lundi 3 avril, postée à un carrefour du centre de Belgrade, une forte dame d’une soixantaine d’années interpelait les passants. « Revenez manifester, faites passer le message : rendez-vous tous les jours à 18 heures devant le Parlement… On ne va pas laisser les jeunes descendre tout seuls dans la rue. Il faut aussi mobiliser les vieux ! Je n’ai pas manqué une seule manifestation contre Milošević ; j’ai reçu les tirs de ses canons à eaux, alors, ce n’est pas celui-ci, Vučić, qui me fait peur ! » Il n’a fallu que quelques jours aux Serbes pour reprendre la « routine » d’une manifestation quotidienne.
Samedi 8 avril, le rendez-vous était exceptionnellement fixé à midi, le Syndicat indépendant de la police et celui de l’armée ayant prévu un rassemblement, auquel ont décidé de se joindre les contestataires, mais aussi le mouvement « Ne da(vi)mo Beograd ». Ce mouvement s’oppose au mégalomaniaque projet d’aménagement urbain « Belgrade Waterfront », qui prévoit d’édifier sur les berges de la Save, la rivière qui se jette dans le Danube à Belgrade, une sorte de mini-Dubaï. Les fonds sont supposés venir des Émirats arabes unis, même si les opposants soupçonnent une vaste opération de blanchiment d’argent.
Combien de manifestants ce jour-là ? 10 000 selon la police, 80 000 selon les organisateurs. Le cortège s’étirait sur plus de deux kilomètres. « Les enfants, les retraités sont avec vous », s’exclamait un petit vieillard, expliquant être venu marcher « contre la peur et le désespoir ». Dans la foule plutôt jeune, où l’on croisait aussi bien des militants des différentes chapelles de l’extrême gauche serbe que des groupuscules de l’extrême droite orthodoxe, les accusations contre le nouveau président et « sa clique » volaient en tous sens : mainmise du parti sur les institutions et les médias, intimidation des citoyens, corruption, fraude électorale, crise économique, impunité des proches du pouvoir…
« Un after chez Soros » ?
Le Mouvement des étudiants de Novi Sad a adopté une première plateforme, reprise par ceux de Belgrade, demandant la révocation de la Commission électorale (RIK) et de l’Autorité de régulation des médias électroniques (REM), la démission de la présidente de l’Assemblée nationale, Maja Gojković, celles du rédacteur en chef de la Radiotélévision publique de Serbie (RTS) et de son directeur de l’information, la révision des listes électorales et l’introduction du vote électronique. Une demande officielle d’annulation du scrutin du 2 avril doit être déposée ce lundi.
Face à cette mobilisation d’une ampleur inédite, le pouvoir reste quasiment mutique. Aleksandar Vučić s’est contenté de répéter à plusieurs reprises qu’il n’avait « rien contre les manifestations », du moins « tant qu’elles se déroulaient pacifiquement ». Mieux, il s’agirait selon lui d’un « signe de démocratie ». Samedi, une tentative de contre-manifestation de soutien au premier ministre-président élu n’a rassemblé qu’une dizaine de personnes dans le centre de Novi Sad, juste de quoi faire quelques photographies qui ont nourri la risée des réseaux sociaux.
On serait bien en peine de dire qui sont les meneurs du mouvement. Dans la foule, les drapeaux ou les insignes des partis politiques d’opposition sont quasiment invisibles. Certes, les deux principaux candidats malchanceux de cette opposition aux élections du 2 avril, Saša Janković et l’ancien ministre démocrate des affaires étrangères et ancien président de l’Assemblée générale de l’ONU, Vuk Jeremić, ont apporté leur soutien aux protestataires.
Parmi les manifestants, quelques figures de l’extrême droite serbe pro-russe et anti-européenne ont été aperçues, comme Radomir Počuča, « vétéran » de la guerre en Ukraine, mais d’autres groupuscules d’extrême droite dénoncent le mouvement, en agitant le spectre d’une nouvelle « révolution colorée », visant à « déstabiliser la Serbie » et téléguidée par Georges Soros. Malgré son profil « pro-européen », le régime d’Aleksandar Vučić avait également dénoncé, ces derniers mois, le rôle supposé du milliardaire américano-hongrois… Avec ironie, un slogan promet aussi, à la fin des rassemblements quotidiens, un « after chez Soros ! ».
Dans une lettre ouverte au ministre de l’intérieur Nebojša Stefanović, l’un des animateurs de l’initiative citoyenne Ne Da(vi)mo Beograd, Dobrica Veselinović, a démenti être l’un des organisateurs des manifestations « contre la dictature », comme cela avait été annoncé par la télévision privée Pink, très proche du pouvoir. « C’est un mensonge, et les mensonges doivent cesser », a-t-il déclaré, ajoutant que s’il était convoqué par la police, il s’y rendrait. « À la différence des fils à papa, des oligarques et des hooligans, qui se servent du système et de leurs connexions, moi, je crois en l’État de droit et au travail des institutions, et je réponds donc aux convocations de la police. »
Quant à Srđa Popović, ancien animateur du mouvement Otpor (« Résistance »), qui joua un rôle majeur dans la chute de Milošević, en 2000, avant de se transformer en « centre de formation pour la révolution non-violente », il assure également n’avoir rien à voir avec les rassemblements. Ivan Marović, autre ancien d’Otpor, a lui aussi rejeté ces allégations, qu’il qualifie de « ridicules ». « Je ne joue aucun rôle dans ces manifestations, ni moi, ni Soros, a-t-il affirmé. Il est évident qu’elles sont spontanées. » Même son de cloche chez Luka Višnjić, étudiant en sciences politiques et l’un des initiateurs de la pétition pour la défense de l’intégrité académique. « Les manifestations ont commencé spontanément. Il n’y a pas d’organisateurs, et je me félicite de la réponse des jeunes et des citoyens. Je crois que c’est un excellent début pour une bataille qui semble partie pour durer. »
Le silence le plus assourdissant demeure celui de l’Union européenne. Le commissaire Johannes Hahn, responsable de la politique de voisinage, avait été le premier, dès le 2 avril au soir, à féliciter sur Twitter Aleksandar Vučić pour son élection, s’enthousiasmant du chemin que la Serbie et l’UE allaient désormais suivre « ensemble ». Jean-Claude Juncker et Donald Tusk ont aussi envoyé, dès le lendemain, des messages officiels de félicitations au nouvel élu.
L’UE n’a pas fait le moindre commentaire sur les conditions particulières dans lesquelles s’est déroulée la campagne, alors même que l’OSCE n’a pas été en mesure, « faute de temps », d’envoyer une mission d’observation en Serbie. De même, les manifestations n’ont pas suscité le moindre commentaire ni le moindre message d’un responsable européen.
Aleksandar Vučić, ancien dauphin et bras droit de Vojislav Šešelj, le chef « historique » de l’extrême droite nationaliste serbe, a été ministre de l’information de Slobodan Milošević. Il a renié en 2008 ses convictions nationalistes, cette radicale « conversion » lui permettant d’accéder au pouvoir dès 2012. Depuis, il a mis en place un régime des plus autoritaires, mais l’UE n’a jamais critiqué ce « converti », perçu comme un garant de la sacro-sainte stabilité régionale.
Alors que tout le processus d’élargissement européen est suspendu depuis 2014, Bruxelles compte en effet sur Aleksandar Vučić et ses pairs du Monténégro ou du Kosovo pour maintenir un équilibre qui se résume pour l’essentiel à l’absence de conflit armé. Ces dirigeants balkaniques sont présentés comme des partenaires « fiables », pour peu qu’ils usent des éléments de langage que les Européens ont envie d’entendre, même si leurs pays s’enfoncent sans cesse plus dans la misère et la mauvaise gouvernance, et si les jeunes diplômés et qualifiés s’enfuient massivement à l’étranger.
Alors que la Macédoine voisine est également plongée dans une crise à l’issue incertaine, les nationalistes du VMRO-DPMNE refusant de quitter le pouvoir malgré leur défaite aux élections du 11 décembre dernier, c’est désormais tout le savant équilibre du statu quo balkanique qui menace de s’effondrer : de quoi alimenter les cauchemars des dirigeants européens, qui n’ont rigoureusement rien à proposer aux peuples de la région et qui redoutent seulement de voir à nouveau des dizaines de milliers de réfugiés s’engager sur la « route des Balkans », en sommeil relatif depuis l’accord passé en mars 2016 avec la Turquie.
Les termes de l’accord proposé par Bruxelles aux dirigeants autoritaires et corrompus des Balkans sont bien clairs : l’Union européenne n’émettra pas la moindre critique à leur égard pour peu qu’ils jouent effectivement leurs rôles de gardiens des avant-postes de la « forteresse Europe ». Mais l’accord ne tient plus si les peuples de la région se mettent en tête de chasser leurs dirigeants.
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